bio

Béatrice Utrilla
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A partir de la fin des années 1980, Béatrice Utrilla développe un travail autour de l’image, convoquant la vidéo, le texte et le son.

Par la production d’espaces visuels et l’usage de la photographie, elle décrypte et analyse des phénomènes sociaux et esthétiques. Elle s’attache à évoquer les mécanismes de nos constructions identitaires par la consommation et la diffusion d’images photographiques. Elle examine les statuts des images ainsi que leurs rôles d’icônes contemporaines au regard de nos relations et des liens invisibles qui relient le social à l’individuel. Son travail interroge l’environnement architectural et végétal dans le cadre de nos vies personnelles tout en faisant apparaitre les symptômes de nos émotions.

Actuellement, Béatrice Utrilla questionne nos modes de vie chahutés par les crises successives. Elle privilégie son rapport aux vivants et continue d’explorer ses fonds d’images d’archives personnelles.

Au cours de ses expériences artistiques, elle initie des collaborations afin d’explorer une esthétique de la relation. Depuis 1998 elle collabore avec le musicien et auteur-compositeur Michel Cloup. Ils réalisent, ensemble, une collaboration régulière autour de l’image, du texte et du son dans des vidéo-clips, des installations et des concerts. Lors d’une résidence de création en 2017, ils conçoivent un disque, intitulé Etats des lieux intérieurs, suivit d’une série de concerts/installations, en France.

En 2001, elle intègre le collectif ALP, un regroupement d’artistes pluridisciplinaires qui s’éteindra en 2007. Ils expérimentent une création collective ou la notion d’auteur est questionnée et repositionnée au sein même du travail artistique. En 2015 l’œuvre emblématique de ce collectif, intitulée La réalité n’existe pas, intègre la collection des Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse. Après cette expérience elle expérimente des collaborations temporaires autour du sentiment amoureux comme dans les vidéos Je te quitte, avec l’architecte Bertrand Arnaud acquise par le FRAC Occitanie en 2012 ou bien Chambre Double, avec l’artiste Rémi Groussin. En 2012, Béatrice Utrilla et EDV éditent le DVD Maintenant, qui réunit la plupart de ses films. En 2013, les éditions Kaiserin publient le livre TRENTE ET UN CENT, faisant suite à une résidence de création réalisée par l’artiste dans le quartier de la Reynerie à Toulouse. Ces dernières expositions personnelles ont été présentées en 2021 aux Musées des Abattoirs et à la chapelle des Cordeliers à Toulouse.

Béatrice Utrilla obtient en 1987 un DNSEP en Art avec les félicitations du jury, depuis 2011 elle est enseignante – chercheur, Maitre de conférences à l’école Nationale Supérieure d’Architecture de Toulouse.

Le territoire des images –  Jérôme Carrié / 2014/2020

« Ce qui frappe tout d’abord lorsque l’on s’arrête dans un vieux motel comme le Par-A-Dice Motel à Las Vegas, c’est cet aspect fragile et transitoire qui traduit aussitôt la crainte de s’attacher à quelque chose ou à quelqu’un. »

Bruce Bégout, Lieu commun, éditions Allia, 2003, p. 43.

En 2012, Béatrice Utrilla réalise une résidence de création dans le quartier de la Reynerie à Toulouse. Un livre paru aux éditions KAISERIN constitue le premier aboutissement de ce travail. Dans le cadre de l’exposition PAR A DICE, dont le titre est inspiré d’un ouvrage de Bruce Bégout, Béatrice Utrilla réinvestit cette expérience à La Fabrique. Au lieu de s’en tenir à ce territoire, l’artiste convoque des réalisations produites lors de séjours récents aux Etats-Unis et en Allemagne, ainsi qu’un ensemble d’images puisées dans ses disques-durs. 

L’artiste met en résonance différents lieux et espaces traversés, mêle instants et histoires, recrée des liens entre une multitude d’images de provenances diverses. L’artiste recompose une sorte de nouveau territoire dans lequel chacun peut se déplacer physiquement et construire sa propre fiction. Présentée dans Le Cube et Le Tube de La Fabrique, l’exposition PAR A DICE propose un vaste environnement plastique, sonore et visuel. Dans les deux grandes salles d’exposition, l’artiste a produit une scénographie qui épouse pleinement la dimension architecturale des lieux. 

Dans Le Cube, Béatrice Utrilla compose un grand mur d’images, concentrant les photographies sur le mur le plus grand de la pièce mesurant plus de douze mètres de long. Les images de plus grand format sont directement appliquées au mur tandis que les plus petites sont posées sur le rebord d’un mur construit à cet effet. La construction de ce mur-cimaise permet à l’artiste de déjouer l’accrochage traditionnel de l’image photographique présentée sous cadre. Les images sont ici des objets avec leur texture, leur épaisseur, qui existent concrètement dans l’espace réel. Dans cette continuité d’images, chaque élément interagit l’un par rapport à l’autre, opérant des compositions, des fragmentations et des stratifications. Ce mur d’images ne se découvre qu’après avoir traversé une « forêt » de plantes exotiques, palmiers et autres fougères qui envahissent l’espace d’exposition. Cette installation de plantes et d’images est accompagnée d’une bande-son composée par Michel Cloup spécialement pour l’occasion. 

Dans la Black-box, Béatrice Utrilla a produit une installation sonore et visuelle avec Michel Cloup. Dans cet espace obscur, une vidéo de neige télévisuelle est projetée en boucle sur un écran. Un matelas confortable posé au sol offre au public la possibilité de s’allonger et d’écouter attentivement la bande son composée par Michel Cloup avec des textes de Michel Cloup et Béatrice Utrilla, retranscription d’échanges électroniques entre les deux artistes.

Dans Le Tube, Béatrice Utrilla occupe le vaste mur de plus de trente mètres de long avec sept vidéos projetées simultanément dans un espace sombre. La musique composée par Michel Cloup pour cette installation prolonge le mouvement des images dans une interaction constante entre images et son. Les séquences vidéo composées de boucles s’enchainent selon des durées variables. Les différences de durée induisent des interactions aléatoires qui renouvellent constamment le lien entre les images et les écrans. Le spectateur se trouve littéralement immergé par les images en mouvement et le son. Jouant sur une alternance de motifs et d’éléments graphiques – lumières, mouvement d’eau, effacements, moires, sous-titres, ciels – les images composent une véritable symphonie visuelle.

Image-mouvement, image-objet, image-écran, image-son, l’œuvre de Béatrice Utrilla questionne le statut de l’image en explorant différentes modalités de sa production et de sa monstration ou de sa mise en scène. L’image n’est ici jamais comprise comme une seule réalité univoque. Elle est souvent l’objet d’appropriation et d’un travail de « re-photographie ». Les images se connectent et résonnent entre elles pour composer une autre réalité fictionnelle. L’exposition PAR A DICE propose un véritable parcours architectural, dans lequel le visuel et le sonore forment un espace plastique et mental. Si les images et les installations de Béatrice Utrilla constituent bien des traces d’une expérience du réel, elles offrent surtout l’opportunité à chacun de recréer ses propres liens, de s’immerger et de se projeter dans l’œuvre. 

Jérôme Carrié

Super Jet : Rémi Groussin / 2014

Le travail tentaculaire de Béatrice Utrilla émerge dans des univers de contre soirées. Après une dizaine de décas, Zoom Q2HD, Blackberry et I phone en poche, elle arrive à point nommé, regard à 360, pour capter une certaine beauté fugace.

Le territoire de chasse est vaste et rend compte de sa capacité à se perdre (nous avec). A la fois au bord de l’océan et sous un orage éclatant, d’une vision crépusculaire elle vise des jeunes ‘stand-up paddlers’, les surfeurs d’argents qui défient des vagues et des éclairs retentissants. Une autre fois à l’orée d’un bois, de son regard nocturne elle fait apparaître le feu, entourés de danseurs alcoolisés, envoutant et dévêtus. Ou bien déambulant, sa caméra posée sur un skate, dans une ancienne demeure dont la tapisserie est exagérément fleurie, elle fait s’enlacer et s’embrasser un couple de jeunes « dickhead », sans jamais les arrêter. C’est un paysage de travail qui dépasse le simple cadre de notre vie quotidienne, de jour/de nuit, et nous embarque dans les abysses d’une vie que l’on n’oserait vivre.

Au dessus du monde et omnisciente, Béatrice Utrilla nous fait survoler des amas de nuages, annonciateurs d’une catastrophe qui ne semble pas arriver, dans Maintenant Live, où ses propres images et la voix de Michel Cloup se conjuguent en une franche nostalgie suspendue, sortes d’opéras assourdissants (boules Quiès offertes à l’entrée). Dans La chambre Double, le teaser du film qui ne sortira jamais, en collaboration avec Rémi Groussin, un miroir brisé au sol d’un mètre de long, parodie d’un rétroviseur de voiture démesuré, laisse clairement présager 7 ans de malheurs sur ce couple d’artistes. Entre réalité, fiction et friction, ils laissent planer le doute d’une possible séparation permanente tout en célébrant leur passion fusionnelle. Une overdose de tout qui définit le foisonnement entêtant d’images mentales qu’ils arrivent à générer chez le spectateur. Il y aurait une vision divinatoire de notre fin de siècle à peine commencée? Ou, au contraire, assiste-t-on au documentaire direct de la merveilleuse cruauté actuelle? C’est en tout cas un travail duel, constitué de douceurs apaisantes et de basculements bruts, par lequel on aime à se prendre une bonne claque.

« Je ne suis pas ta mère » me répète t’elle souvent.

Béatrice Utrilla entretient différentes collaborations, exclusivement masculines, et échange dans des rapports épistolaires d’un nouveau temps : 4G.G. Des correspondances plus ou moins amicales, aussi proches que distantes, naviguent entre Facebook et Skype constituant la base de certains de ses projets.

Ses vidéos sont autant de chocs émotionnels intenses, comme le short film : Je te Quitte réalisé à quatre mains avec Bertrand Arnaud. Un séduisant perroquet en liberté sorti des grilles de sa cage, répète : « …je te quitte, ça va ou quoi… », une rengaine mimétique totalement artificielle, au moins tout autant que les architectures relationnelles par lesquelles le travail de Béatrice Utrilla nous enivre. En 2010, reprenant des discussions MSN de jeunes collégiens, le film : Quand il s’agit de Kévin, en collaboration avec Sébastien M. Barat, nous embarque dans un univers à peine pubère où nos adolescents sont déjà au travail. Un travail de rupture contre « la dictature du souvenir ».
Peut-être parce que l’adolescence est encore cet âge où l’on a aucun souvenir à part la nostalgie d’une journée à peine terminée.

Ce souvenir est justement mis à mal dans La Californie, en 2011, où elle déploie ses talents d’illusionniste et nous fait rêver un monde qui est juste à notre portée. La Californie c’est juste ici, une vision américaine des territoires locaux. Cette exposition proposait une collection d’images comme elle sait si bien les (mal)traiter, excessivement passées au filtre tramé, comme à la télé, pour sur-jouer la présence d’un média qu’il ne faut surtout pas oublier car il annule notre rapport exclusif et original à la photographie. Cette mise à distance par le truchement visible, nous propose donc, une disponibilité de ses œuvres et une possible reproduction à l’infinie de celles-ci. Son travail est aussi le notre, dans sa générosité la plus totale.

La véracité est au cœur même de ses diverses expositions. Le dispositif est en permanence rendu visible. Les photographies sont présentées sur des étagères, jamais complètement fixées au mur, on pourrait pratiquement les voler au milieu de la galerie dans une montée d’adrénaline
« clépto-maniaque ». Béatrice Utrilla nous fait vivre des émotions fortes et c’est sans tricherie, qu’elle nous en dévoile les mécanismes. Cependant son travail n’a pas vocation à nous éduquer, mais à réveiller des orgasmes inassumés. Pour cela elle décortique les squelettes de nos rapports amoureux en les vivant vraiment. Imbriquant passionnément sa vie et son travail, elle endure la diversité des « Amours » existants et observe le bon ou le mauvais déroulement de ses expériences, à l’image d’un anatomiste social simplement vêtue d’un Boubou fleuri et généreusement parfumée d’Acqua di Parma. « Je travaille sur l’architecture de nos relations amoureuses […] »

Gros roulages de pèles en mode couguar, la série de photos Libre échange, où l’on peut voir Béatrice sucer les bouches de jeunes garçons esclavagés, devient un cours d’architecture magistral, où la méthode du « french Kiss » abondamment mouillé, nous est schématisée en plusieurs chapitres. Sans détours cette série d’images/textes, décrypte le baiser, ce signe extérieur et bien visible du rapport amoureux, pour l’emmener vers ce qu’il a de plus vampirisant : la servitude et de plus beau : l’excitation.

En plus d’être au cœur des rapports de société, Béatrice Utrilla est au centre de nos constructions urbaines. De tous ces bâtiments qu’elle caresse presque quotidiennement, elle a pu en construire: Trente et Un Cent, un livre relatant une année d’immersion dans le quartier de la Reynerie. Béatrice s’est impliqué jusqu’à l’os dans ce projet, comme dans tout ce qu’elle entreprend, sa vivacité n’a d’égal que son instinct sauvage. La preuve en est relayée par Benjamin Lafore dans son texte Xsara Marine qui revient sur le rapt de leurs appareils de captations, au cœur de ce quartier : « […] En souvenir d’une villégiature sur la Costa Brava, Béat se jette sur le tableau de bord, éteint le contact et cache les clefs […] ». C’est entre scissions et suçons qu’elle monte et démonte à la fois, une architecture en béton. Ce n’est donc pas pour rien qu’on l’a surnomme le « Grand Monument », car l’essence des fondations de nos cités se retrouvent disséqués par son regard de mirador.

Finalement l’extrême beauté du monde que nous dévoile Béatrice Utrilla est d’une telle richesse que l’on se retrouve parfois à douter de notre propre capacité à savoir vraiment le voir. A l’image d’un joyau, il reste fugace et nous glisse entre les doigts dès lors qu’on croit fermement le tenir. C’est un travail qui échappe à toute définition, ce qui aurait pour désagrément de nier son potentiel explosif car ce travail là c’est « une bombe à retardement, un missile lâché sur le monde ».

Rémi Groussin / 2014

Butin d’images : jardin intérieur – Gérard Tiné / 2020

La création photographique de Béatrice Utrilla nous invite à découvrir un imaginaire d’images prélevé au plus prés des franges du monde domestique, familier et cependant étrange voire ringard.
Son projet ne réside pas uniquement dans la production-création d’une image singulière dotée d’une valeur d’expression et d’une qualité plasticienne – cadrage, contrastes noir/ blanc, accords lumière/couleur – qui transfigurerait, telle une œuvre d’art la représentation attendue du réel.

Le travail de Béatrice Utrilla triture les images prises dans la profondeur d’un matériau support qui comme matériau photosensible, a perdu tout au long de son histoire technique l’épaisseur de sa matière : de la plaque de verre à l’émultion sur film jusqu’à la poussière pixellisé de l’écran.

Dès lors, l’acte de photographier intègre la nouvelle donne technologique du numérique et provoque à d’autres postures et conceptions du travail de l’image ainsi qu’à d’autres modalités de prises de vues.
Elles autorisent l’usage de la notation, du relevé visuel à la manière du croquis rapide qui répond à l’immanence des rencontres qui s’offrent à la vue : inattendues et ordinaires. Rencontres fugaces et non choisies ou distinguées par une élaboration esthétique préalable : seulement notées, à vif, appelées à être retravaillées, séquencées et agencées à d’autres notes et croquis à venir mais encore inconnues.

Par les modes d’investigations et de fabrications qu’elle active, Béatrice Utrillapulvérise l’apparaître des textures et des couleurs, procède à une quasi dégradationde la pixellisation initiale de l’image, démultiplie les dimensions et sensibilités de perceptions.

Elle fait surgir de nouvelles évidences dans l’apparaitre des vues, dont on ne soupçonne pas que ce qu’on nomme le réel puisse les recéler. Mais là ne réside pas en totalité les potentialités de l’accomplissement de sa production-création.

Les prises de vues sont traitées d’une certaine manière, comme des sortes de ready made. C’est, là, l’un des emprunts modeste, discret mais intelligent que Béatrice Utrilla s’autorise à faire à l’enseignement de ce que Marcel Duchamp indexe, de manière critique, sur l’acte de création: à savoir l’expérimentation du principe d’indifférence aux exigences de la valeur du beau et du jugement du goût appliquées, habituellement, aux conditions de la production de l’œuvre d’art.

Depuis cette mise à distance éthique tout autant qu’esthétique, Béatrice Utrilla construit un autre ajustement graphique, chromatique à la conception de la mise en espace des images et à l’enrichissement de nos perceptions.
Elle convoque, dans ses installations et expositions tout à la fois, la culture picturale, photographique, cinématographique inscrite dans la longue histoire de l’humanité à laquelle, pour partie, elle emprunte mais aussi, à l’égard de laquelle, elle honore la dette.

Elle augmente la valeur de ce butin d’images glanées et transformées par de nouveaux agencements d’apparitions et de mises en séquence. Elle les dépose et présente, parfois, les unes masquant en partie les autres, nous invitant, ainsi, à aller

mentallement les feuilleter pour dégager ce que les premières nous cachent en partie des secondes ou des troisièmes.
Comme une sorte de renvoie à ces nuées d’images peintes sur les reliefs de la paroi, s’enchevêtrant les unes dans le autres et prises dans le bougé des ombres portées par la lumière des torches. Aussi elle nous renvoie à toutes ces sortes d’images agencées par nos multiples écrans qui façonnent nos conduites de vie ; des plus triviales au plus sublimes.

La syntaxe de leurs arrangements en formats différents disposés contre le mur, posés au sol plutôt qu’accrochés, se joue des textures, des motifs, des figures qu’elles offrent aux regards.

Cependant, cette disposition ne donne pas lieu à de grandes compositions narratives mais à une sorte de re-présentation d’une nouvelle dramaturgie visuelle. La pérennité fragile et précaire de l’installation des images, à la fois étranges et familières, dresse une forme d’exposition transformée faite de séquences et montages d’intelligibilité à découvrir : un imaginaire d’images.

Souvent chipées à des réalités banales comme un champ de fleurs sauvages ou une plante d’appartement dans son pot, Béatrice Utrilla fait de ce butin d’images un jardin intérieur.
La part sensible et ironique de l’agencement s’adresse à nos regards contemporains que Béatrice Utrilla imagine dotés de pulsions tout autant ludiques que critiques.

Le 13 12 19 Gérard Tiné